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¤ Lueurs étranges ¤
¤  Lueurs étranges ¤
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7 décembre 2020

Zone sombre.

Je vis bien le confinement. Par rapport à plein d’autres personnes, je veux dire. J’ai retrouvé une vie privée, je ne me coltine plus 3 à 4 heures de transport par jour, je n’ai plus à supporter les collègues qui m’agacent, et surtout, j’ai retrouvé une vie personnelle. Toutefois, je m’aperçois que ce rythme effréné empêchait mon cerveau de penser. Je m’en étais déjà aperçue lors du premier confinement. J’avais des insomnies terribles, des souvenirs s’imposaient à moi, des souffrances passées refaisaient surface, parfois même des choses auxquelles je n’avais pas pensé depuis des années. Et je me sentais parfois très mal. Au cours de ce deuxième confinement, l’effet est moindre, car j’ai davantage de travail, mon cerveau est davantage stimulé, je suppose. Mais quand même. Tout y passe. Mon enfance atypique, la violence parfois, la maladie, l’alcoolisme, le harcèlement scolaire (non, on ne mettait pas de mot dessus à cette époque, et on n’en faisait pas tellement cas non plus d’ailleurs), les déboires sexuels, le suicide, la perte de certains amis, la perte de mes amants et amis successifs, le harcèlement au plan professionnel, l’isolement, la trahison. Il y a tellement de gens à qui je n’ai pas pardonné, et surtout tellement de choses que je ne me suis pas pardonné à moi. Tellement de choses que j’aurais voulu dire aux uns et aux autres. P. avait dit, au moment de notre séparation, Tu es une belle personne. C’était faux. A ce moment je n’étais pas une belle personne. J’étais une personne en souffrance, pleine de rancœur, d’angoisses qui m’empêchaient d’être belle. Je ne dis pas que je suis belle aujourd’hui. Je crois juste que je suis meilleure.

L’amitié de P. est ma plus grande perte. Je suis incapable de parler de beaucoup de choses mais si je fais le bilan, il est la personne qui aura tout su de mes petits secrets. Pas forcément dans le détail, mais presque tout. Si je garde peut-être son estime, je ne peux plus avoir cette amitié forte qui nous avait liés si vite.

Cette nuit, c’est ma rencontre avec L. qui m’est revenue en tête et a accaparé le fil de mes pensées. Ce sujet ne m’avait pas taraudée depuis un moment. Régulièrement, il revient. Cette nuit donc, je me demandais s’il savait. S’il était possible qu’il ait eu conscience. Et dans mon esprit la réponse est oui. Bien sûr qu’il avait conscience.

J’ai écrit ceci le 8 décembre 2019 (quelle coïncidence, tout juste un an) : Cette nuit, j’ai rêvé que nous marchions sur le pont de Brooklyn. Un homme, que je ne connais pas dans la vie réelle et qui ressemblait à Barney Stinson dans How I met, parvenait à notre hauteur. A l’instant où nous nous croisions, vous échangiez un regard qui en disait long, alors qu’une sensation de malaise me prenait. Sans me tourner, je t’interrogeai : « C’est lui, n’est-ce pas ? Je le sais, pas seulement à cause de ce regard, je l’ai senti dans tout mon corps. » Dans la vie réelle, le soir où vous vous êtes croisés, serré la main et même parlé, je ne t’ai pas révélé qui il était. J’ai seulement prié pour que les autres ne lui proposent pas de rester passer la nuit.

Je n’ai jamais réussi à en parler, parce que, ce qui me fait davantage souffrir que les faits eux-mêmes, c’est d’entendre l’avis des autres, de ceux qui ne savent pas comment cela arrive. Alors, parler de cela à quelqu’un qui ne comprendrait pas et qui nierait ma douleur, ce serait pire que la cicatrice elle-même. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais rien dit. Je me sentais en partie responsable, coupable même, puisque c’est le mot, et je ne trouvais d’expérience similaire chez personne. Jusqu’à ce que Karine Tuil, dans son roman Les choses humaines, aborde le sujet. Celui baptisé « zone grise ». Elle explique comment cela peut arriver, certes. Néanmoins, on referme le livre en se disant, il y a juste eu incompréhension entre deux personnes, parce que l’une n’a pas su s’exprimer et l’autre n’a pas su écouter, voir, sentir. La jeune fille n’a pas dit non. C’est exactement ce que je me reprochais à moi-même. Le mot n’était pas sorti. A aucun moment.

Et puis j’ai lu Zone grise, de Loulou Robert. Même si j’ai eu du mal à accrocher au style littéraire, Loulou Robert exprime parfaitement ce que je ressentais jusqu’alors. C’est exactement ce qu’il s’est passé. J’étais une fille. Une fille bien élevée. A moi, on m’avait appris à être polie, à être gentille et à faire plaisir. On m’avait appris à dire oui. On m’avait montré des dessins animés et des films dans lesquels l’homme aimé se comporte tendrement. On m’avait formatée. Ajoutez à cela l’absence de père - en très raccourci - , le manque d’estime de soi, une bonne dépression, et on obtient ce résultat. On m’avait par ailleurs appris que ces choses arrivent aux jeunes femmes légères, frivoles, belles, seules qui se baladent la nuit dans les parkings.

La réalité, c’est que j’ai été sidérée. Je n’ai pas dit non parce que je me suis sentie piégée, tous les éléments de contexte m’avaient mise en confiance. Alors, quand les choses ont dérapé, ce qui m’est venu à l’esprit n’a pas été « Je dois dire non et partir s’il le faut ». Ce qui m’est venu à l’esprit, c’est « Je ne peux pas partir, cela serait malpoli, cela paraîtrait étrange ». Je sais que cela paraît dingue, mais je me suis fixé une heure à partir de laquelle décamper ne paraîtrait plus impoli ni étrange. Et je me suis focalisée sur les chiffres du radioréveil qui tournaient. Rien d’autre. Jusqu’à ce que les choses prennent une tournure insoutenable, que je pleure, et qu’il me libère en me disant qu’il vaudrait mieux que nous ne nous revoyions pas et qu’il faudrait n’en parler à personne. Je suis rentrée chez moi, je me souviens encore quelles rues j’ai emprunté. A ce moment je n’avais pas du tout conscience de ce qu’il venait de se passer. Je suis rentrée, et j’ai pris une douche. C’est très cliché. J’ai ressenti le besoin de me laver intégralement. Cet épisode me laissait un goût amer, un malaise. Je le voyais comme un ébat sexuel qui avait mal tourné.

Lorsqu’il a voulu me revoir, j’ai refusé. Je ne savais pas pourquoi je refusais, mais je l’ai fait. Ce n’est qu’un an après environ, lorsque l’odeur de tabac froid et certains gestes me sont devenus insupportables, que la scène m’est revenue en mémoire et que j’ai commencé à m’interroger sur la nature de ces ébats "ratés". Je n’arrive pas à employer le mot viol. Je n’arrive pas à l’appliquer à mon propre cas, parce que je n’ai pas dit le mot magique, Non.

Un garçon, face à une fille plus que passive, inactive, dont le regard est perdu dieu sait où, ne se pose-t-il vraiment aucune question ? Faut-il vraiment le dire, ce Non ? Haut et fort ?

Que Loulou Robert se rassure… près de 10 ans après, adulte et dans une situation semblable (en confiance, avec des gens que je connaissais très bien), lorsque j’ai senti que les choses allaient déraper, lorsque j’ai su ce qu’il allait se passer, une fois encore je me suis sentie coincée. Tout ce que j’ai pensé c’est « il faut que je dise Non, pour que cette fois-ci je ne ressente pas la culpabilité de ne pas l’avoir dit ». Je l’ai dit au moins deux fois. Que Loulou Robert se rassure donc, le résultat a été strictement identique. La différence, c’est que ce mâle-là n’avait absolument pas conscience de ce qu’il avait fait. Mais vraiment pas. Et c’est d’ailleurs un volet que l’on retrouve aussi bien chez Karine Tuil que chez Loulou Robert. Les filles sont éduquées pour dire oui, les garçons pour prendre. Tout commence par l’éducation. J’en suis convaincue. Oui, peut-être que ce qui m’est arrivé aurait pu être évité. La convergence de deux mauvaises éducations a abouti à ce résultat.

Dans le deuxième cas, comme je le disais, l’autre n’a pas pris conscience de ses actes (j’ai su par la suite qu’une autre jeune femme l’avait accusé de viol, je n’étais donc pas la seule… cela semblait lui faire mal, il ne comprenait pas) ; dans le premier cas, j’ignore si l'autre savait ce qu’il faisait et l’ignorerai toujours.

Je n’ai qu’une conviction intime. Le fait de l’avoir recroisé, à cette soirée sur la plage, et qu’il ait salué absolument tout le monde sauf moi, me laisse penser qu’il l’a su à un moment donné. Est-il devenu quelqu’un de meilleur aujourd’hui ? Peut-être. Je ne le saurai jamais. J’ai oublié son nom de famille. Mais je n’ai pas oublié la maison.

Je n’ai jamais oublié la main sur ma nuque et je peux réagir violemment quand on me touche la nuque, je ne le contrôle pas. Je suis méfiante quand je rencontre un nouvel homme. Ils n’en parlent pas mais ils perçoivent. A un geste de repli, à mon cœur qui bat trop vite, à un regard qui change.

C’était un lundi.

C’est étrange, la première fois m’a marquée davantage que la deuxième, qui elle-même m’a marquée davantage que la troisième. A croire qu'on s'habitue. Adulte et pourtant, toujours vulnérable (bien que la troisième, je n’aurais vraiment rien pu faire).

Les gens qui jugent ne savent pas comment cela arrive. Cela dépend du vécu bien sûr, il y a indéniablement une part de subjectivité, mais pas que. Au moment où cela arrive, le cerveau s’arrête de penser. Le mien s’est arrêté. J’ai attendu que cela passe, je ne me souviens d’ailleurs pas de grand-chose. Juste des sensations. Tactiles, olfactives. Des chiffres du réveil. C’est tout.

Aujourd’hui, 15 ans après, j’arrive à dire au moins cela. Enfin, à écrire cela. Anonymement. C’est un début. C’est un service que je me rends à moi-même. Pour alléger mon cerveau.

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